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Les rendez-vous de la mondialisation

Mondialisation

Dossier n° 7 - Mondialisation et grands pays émergents : la concurrence de la Chine et de l’Inde détruit-elle des emplois ?

01/09/07

En Chine et en Inde, la croissance économique rapide des vingt dernières années a permis à des centaines de millions d’individus de sortir de la misère. En même temps, ces géants démo- graphiques ont fait une  percée sur les marchés internationaux de biens et de services, et les pays riches ont perdu des emplois dans les secteurs où ils se trouvaient en concurrence avec ces pays à bas salaires. La concurrence des pays du Sud a, dans le passé, conduit des industries comme le textile à de profondes restructurations. Désormais les services ne sont plus à l’abri. Comment les pays développés peuvent-ils s’adapter à cette nouvelle donne1  ?  

COMMENT L’ÉMERGENCE DE LA CHINE ET DE L’INDE MODIFIE-T-ELLE LE MARCHÉ MONDIAL DU TRAVAIL ?

L’émergence de la Chine et de l’Inde est un des faits les plus marquants  de l’économie mondiale des vingt dernières années. En 2005, la Chine est devenue la quatrième puissance économique mondiale. Avec plus de 5 % du produit intérieur brut mondial, elle talonne l’Allemagne (6,4 %) ; l’Inde se place au dixième rang (1,7 %) derrière l’Espagne (2,4 %). Dans ces deux géants démographiques, la croissance économique des vingt dernières années a permis un recul remarquable de l’extrême pauvreté et, selon des prévisions  « raisonnables », elle devrait se poursuivre sur le long terme. 

Ces deux pays ont aussi émergé comme de nouveaux acteurs dans les échanges inter- nationaux. Au cours des dix dernières années, le poids de la Chine dans les exportations de produits manufacturés a plus que triplé (et atteint 10 % en 2005) et celui de l’Inde a quadruplé dans les exportations de services (2 % en 2005). La montée en puissance de ces nouveaux concurrents a bouleversé les échanges internationaux. Elle a accéléré les pertes d’emplois industriels dans les pays développés. Les importations en provenance des pays à bas salaires « détruisent » environ trois fois plus d’emplois que celles en provenance des pays riches ; pour autant elles n’expliquent qu’une faible part de la baisse des emplois industriels dans les pays développés2 . En outre, l’impact global est difficile à mesurer car des emplois perdus dans l’industrie ont pu être déplacés vers les services, qui prennent une place de plus en plus grande.

La croissance économique de la Chine et de l’Inde a aussi des effets positifs sur l’emploi des pays  développés : directement parce que leur demande d’importation de biens et services en provenance de nos pays augmente, mais aussi indirectement, parce que leurs besoins d’importation jouent un rôle de locomotive pour les pays exportateurs de matières premières et d’énergie (Russie, pays d’Afrique et d’Amérique latine), créant ainsi des marchés en expansion pour les entreprises des pays développés. 

L’impact global sur l’emploi dans nos économies dépend beaucoup du fonctionnement du marché du travail, de sa capacité à créer des emplois nouveaux qui répondent aux besoins des éco- nomies émergentes et viennent compenser les emplois détruits. L’organisation du marché du travail varie selon les pays et s’adapte plus ou moins bien à cette nouvelle donne. Il n’y a pas de relation directe entre le poids des importations en provenance de Chine et le taux de chômage dans un pays. Ainsi, le Danemark importe relativement plus de la Chine (1,4 % de son produit intérieur brut en 2005) que la France (1,2 %), mais le taux de chômage y est plus faible.

Jusqu’à présent, les importations et les délo- calisations ont affecté surtout la situation des travailleurs peu qualifiés dans les pays développés. Ce sont eux qui ont supporté l’essentiel des coûts d’ajustement aux chocs, ont subi les licenciements, les contraintes d’une flexibilité et d’une mobilité accrues. Plus généralement, la mondialisation a des effets profonds : elle transforme le fonctionnement du marché du travail, modifie le pouvoir de négociation entre employés et employeurs, peut inciter à remettre en cause des institutions comme le salaire minimum, le contrat de travail. 

L’économiste Richard Freeman a souligné que, entre 1980 et 2000, l’intégration dans l’économie mondiale de la Chine, de l’Inde et de la Russie avait fait passer le nombre de travailleurs mobilisables de 1,5 milliard à 3 milliards d’indi- vidus, modifiant ainsi radicalement le rapport de forces entre capital et travail : il y a désormais deux fois plus de travailleurs qui sont en concurrence pour l’emploi, ce qui exerce une pression à la baisse sur les salaires au niveau mondial3 . Ce « grand doublement » a déjà eu pour effet de réduire la part des salaires dans la valeur ajoutée (baisse de 5 points dans les économies du G7 depuis 1970). La population mondiale en âge de travailler a augmenté effectivement depuis 30 ans et, si l’on pondère cette augmentation par la participation des pays au marché mondial, elle a doublé tous les quinze ans. À l’avenir, la pression exercée par la Chine devrait néanmoins s’atténuer car son taux d’ouverture se stabilisera et les salaires finiront par augmenter.  

Un autre économiste, Paul Samuelson4 , a estimé que le rattrapage de la Chine pourrait remettre en cause la théorie des avantages comparatifs, ce principe du « gagnant/gagnant » qui est la raison d’être des échanges internationaux. Si la Chine venait à « rattraper » les États-Unis dans un de leurs domaines d’excellence, ces derniers per- draient alors à commercer avec la Chine. C’est actuellement une hypothèse d’école car la Chine reste essentiellement un exportateur de produits de masse à bon marché (lecteurs de DVD, téléphones portables, téléviseurs, jouets)5 . Certes, elle enre- gistre une rapide croissance de ses exportations de produits high-tech qui, en 2004, ont dépassé celles de l’Allemagne et du Japon. Mais cette montée en gamme technologique reflète essentiellement sa position en bout de chaîne de production, comme assembleur de composants high-tech importés des pays avancés, et non ses capacités propres d’innovation6. La valeur ajoutée en Chine reste faible. L’Inde et la Chine sont indéniablement entrées dans la course technologique mais le rattrapage prendra du temps. 

UN CAS D’ÉCOLE : L’INDUSTRIE TEXTILE

Le textile-habillement offre l’exemple d’une industrie qui s’est, depuis plusieurs décennies, profondément restructurée face à la concurrence de producteurs à bas coûts. Ce secteur se caractérise désormais par la prépondérance des distributeurs. En Europe, les principaux acteurs ne sont plus les producteurs mais les distributeurs, car l’essentiel de la production est passée au Sud. Sur le marché européen de l’habillement, environ 30 % de ce qui est acheté est fabriqué en Europe, 20 % en Chine, la moitié dans le reste du monde. Ce sont les distributeurs qui, par leurs stratégies d’approvisionnement, dictent leur logique aux producteurs. Les donneurs d’ordre décident de la localisation des productions et des prix. Depuis 15-20 ans, les prix ont baissé de 40 % à 50 % sur nos marchés.

Les nouvelles technologies entraînent une plus grande volatilité des échanges et l’intensification de la concurrence sur les prix (enchères inversées au cours desquelles le donneur d’ordre choisit le « moins disant »). En même temps elles donnent un rôle accru au design et permettent la coexistence de « business models » très différents. Certains sont basés sur des circuits très courts fondés sur la créativité (comme Zara qui s’approvisionne en Espagne, au Portugal, au Maroc) ; d’autres privi- légient les approvisionnements lointains et les séries longues (H&M). 

Dans le commerce international de l’habillement, les vrais enjeux ne sont plus Nord-Sud ; un jeu triangulaire lie le Nord, la Chine et les autres pays du Sud. La suppression des quotas d’importation au 1er janvier 2005 a permis à la Chine d’élargir sa part du marché européen (son poids est passé de 22,9 % à 31,2 % des importations de l’Union européenne, en valeur) au détriment de celle des pays méditerranéens. En 2006, la réintroduction des quotas a freiné les exportations de la Chine, d’autant que les distributeurs ont eu le souci de diversifier leurs approvisionnements. En 2006, les importations de l’UE se partagent entre la Chine (31 %), les autres pays d’Asie (31 %), les pays du sud de la Méditerranée (23 %), et les pays d’Europe centrale et orientale (10 %). 

Le paysage mondial du textile dépendra de la manière dont évoluera la  position des acteurs du Sud face à la concurrence chinoise. Le maintien des quotas européens à  l’importation en 2008 serait favorable aux économies du sud de la Méditerranée où le secteur  textile a un rôle majeur dans l’emploi. De son côté la Chine conserverait une rente liée à un prix mondial soutenu par les restrictions aux échanges. Les acteurs du Nord auront aussi un rôle décisif par le choix des « business models » qui influenceront les circuits et les localisations des productions. 

Le secteur textile est arrivé au terme d’un processus où, dans les pays développés, les acteurs du marché n’ont plus d’activité industrielle et les emplois ne sont plus dans la production, mais se situent en amont (dans le design) ou en aval (dans la distribution).   

APRÈS L’INDUSTRIE, LA CONCURRENCE S’ÉTEND AUX SERVICES

La concurrence des pays à bas salaires s’est accélérée dans les années 1980 et 1990, boulever- sant la donne dans le secteur industriel. L’ouverture de la Chine a donné une impulsion sans précédent à la délocalisation de pans entiers de la chaîne de production dans des secteurs comme le textile et l’électronique, et ce pays est devenu un des premiers fabricants mondiaux de biens électro- niques et informatiques. Dans les années 1990, la concurrence s’est étendue aux services, avec l’émergence de l’Inde comme pourvoyeur de services informatiques et de services aux entre- prises. L’Inde est actuellement le deuxième exportateur mondial, après l’Irlande, de services informatiques.  

Avec l’extension des technologies de l’information et de la communication (TIC), les activités de services deviennent de plus en plus « échan- geables »,  indépendantes de leurs lieux de production et donc « délocalisables ». Les services, que l’on avait tendance à considérer comme abrités de la concurrence internationale, y sont de plus en plus exposés7. Les travaux de l’OCDE ont chiffré les emplois dans les services que l’on peut considérer  comme  « délocalisables »,  c’est-à-dire ceux qui pourraient être confiés à un sous-traitant étranger ou déplacés dans une filiale à l’étranger. En Europe, ils représentent environ 20 % de l’emploi total et cette proportion tend à augmenter sous l’effet des développements technologiques. Les secteurs bancaire et financier, les services informatiques, la recherche, le commerce de gros sont les activités qui comptent la plus forte proportion d’emplois susceptibles d’être déloca- lisés. Les emplois de services qui exigent une compétence technique ou professionnelle sont relativement plus exposés que les autres. La concurrence des pays à bas salaires s’exerce donc dorénavant aussi dans les secteurs qui emploient une main-d’œuvre relativement qualifiée.

Cela ne signifie pas que  les délocalisations vont conduire à une baisse des emplois de services dans les pays riches : le progrès technique et la libéralisation des échanges internationaux vont continuer à créer de nouveaux services ; la croissance économique en Inde comme en Chine crée une forte demande et les pays de l’OCDE ont gardé leur prééminence comme exportateurs de services ; enfin, les délocalisations seront freinées parce que ces géants démographiques ont, à l’heure actuelle, des ressources humaines limitées dans les niveaux de compétences requis. En Chine comme en Inde, les efforts faits pour développer l’enseignement supérieur ont considérablement augmenté le nombre de diplômés ; mais ceux-ci sont encore loin de correspondre en quantité et surtout en qualité aux besoins des entreprises. Dans ces deux pays, la rémunération du personnel qualifié s’élève rapidement, ce qui est de nature à modérer leur avantage  dans le développement d’activités à forte valeur ajoutée, d’autant que le différentiel de coût est moins grand qu’il n’y paraît, dès lors que l’on prend en compte la productivité du travail et les autres coûts associés aux délocalisations. 

Reste que l’Inde comme la Chine ont potentielle- ment d’immenses ressources de travailleurs très qualifiés. Cela leur permettra de prendre, à l’avenir, une place beaucoup plus importante dans les exportations de services, à condition qu’elles parviennent à élever le niveau de formation de leur population. 

QUELLES POLITIQUES POUR EN SORTIR PAR LE HAUT ?

Les problèmes d’emploi dans les pays développés sont loin d’être attribuables aux importations en provenance de la Chine et de l’Inde. D’une manière générale le progrès technique est responsable d’environ trois quarts de la baisse des emplois industriels ; seulement un quart des pertes d’emplois industriels serait attribuable à la concurrence des pays à bas coûts.  

Plutôt que de se protéger de la concurrence des émergents, mieux vaut tirer parti de l’expansion de leur demande en y exportant davantage. Or, ce qui fait l’essor des exportations, ce n’est pas tant l’augmentation des ventes d’un petit nombre de grandes entreprises, les champions nationaux, mais l’augmentation du nombre  d’exportateurs. Il faut donc permettre au tissu industriel de se renouveler et de s’adapter, éviter les situations de rente qui bloquent les évolutions, permettre aux petites entreprises de grandir pour pouvoir exporter. En France, la faiblesse des exportations tient à ce que les PME sont souvent trop petites pour avoir accès aux marchés extérieurs. 

Dans nombre de secteurs, l’enjeu n’est plus la production manufacturière mais la maîtrise de la chaîne de valeur et le positionnement sur les segments à forte valeur ajoutée. Les bureaux d’études, le design, la logistique, les innovations techniques sont les grands gisements d’emplois dans les pays riches. Importer de Chine ou d’Inde peut être favorable à l’emploi si cela permet des gains de productivité, car ce sont les entreprises les plus productives qui créent des emplois. 

Quel peut être le rôle d’une politique industrielle ? Une politique de « protection européenne » aurait peu de sens dans un contexte où les grandes entreprises ont des chaînes de production  mondialisées, des fabrications réparties entres des filiales et des sous-traitants hors d’Europe. Ce sont d’ailleurs les entreprises de nos pays qui, par leurs stratégies d’externationalisation (recours aux sous- traitants étrangers) et de délocalisation (création de filiales à l’étranger), ont permis à la Chine et à l’Inde de percer sur les marchés mondiaux. 

Les politiques publiques ont un rôle à jouer en créant les conditions favorables tout en laissant les acteurs faire le reste. Pour accroître la mobilité des travailleurs, il faut notamment rehausser le niveau de qualification qui est en France relativement bas, améliorer la formation en cours de carrière et la valorisation des acquis professionnels. Il faut aussi organiser la concurrence de manière à faciliter la réallocation des ressources, alors que les réglementations actuelles du marché des biens et du marché du travail bénéficient aux personnes et entreprises en place. Enfin, les territoires, les universités devraient avoir une autonomie et une taille mieux adaptées au monde moderne. 

Dans les pays développés, les coûts d’adaptation immédiats à la concurrence des grands émergents comme la Chine et l’Inde ne doivent pas faire perdre de vue les gains à plus long terme. Ceux-ci bénéficient aux entreprises qui se spécialisent dans les activités où elles sont les plus efficaces et importent des produits et services à moindre coût. Ils vont aussi aux consommateurs qui disposent de biens et services à bas prix. Se fermer à la concurrence des émergents ne paraît donc ni souhaitable ni possible.  Les pays développés ont intérêt à créer des conditions favorables à l’essor des entreprises qui tirent parti des opportunités nouvelles et où les consommateurs bénéficient des gains liés à la mondialisation. 


1Ce dossier a été rédigé par Françoise Lemoine (CEPII) à partir des analyses présentées par Hervé Boulhol (OCDE), Désirée van Welsum (OCDE), Pascal Morand (IFM, ESCP), Francis Kramarz (CREST), lors du Rendez-vous de la Mondialisation du 29 mai 2007.

2Boulhol H. et Fontagné L. (2006), « Deindustrialisation and the Fear of Relocations in the Industry », CEPII, Working Paper, n° 2006-07, mars (http://www.cepii.fr) .

3Freeman R. (2005), « The Doubling of the Global Workforce »,  The Globalist, 3 juin. Voir aussi dans le rapport du FMI World Economic Outlook d’avril 2007, le chapitre 5, « Globalization of Labour ».  

4Samuelson P. A. (2004), « Where Ricardo and Mill Rebut and Confirm Arguments of Mainstream Economists Supporting Globalization »,  Journal of Economic Perspectives, vol. 18, n° 3, été.

5Bagwati  J.  et alii (2004), « The Muddles Over Outsourcing »,  Journal of Economic Perspectives, novembre.

6OCDE  (2007),  Reviews of Innovation Policy. China., Synthesis Report, août ; G., Lemoine F. et Ünal- Kesenci D. (2005), « China’s Integration in East Asia: Production Sharing, FDI & High-Tech Trade », CEPII, Working Paper,  n° 2005-09, juin (http://www.cepii.fr/ anglaisgraph/workpap/pdf/2005/wp05-09.pdf).

7OCDE (2006), « Potential impact of international sourcing on different occupations »,  DIST/ICCP/ IE(2006)1/Final, octobre ; OCDE (2007), « La Chine est- elle un nouveau centre de délocalisation des services informatiques et des services liés aux TIC ? », DSTI/ICCP/IE(2006)10/Final, avril.

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